Carte scolaire : poker menteur
Par Gérard Aschieri,
secrétaire général de la Fédération syndicale unitaire (FSU),
une tribune publiée par Le Monde le 1er juin 2007.
Dans un sondage IFOP pour Ouest-France, 54% des personnes interrogées se disent favorables au maintien de la carte scolaire ; deux jours plus tard, un sondage CSA pour Le Parisien nous apprend que 72% des sondés considèrent comme "plutôt une bonne chose" l'annonce par Xavier Darcos d'un "assouplissement" puis d'une "suppression progressive" de la carte scolaire.
Ce paradoxe est significatif du tournis qui a pu s'emparer de l'opinion depuis que cette question a été mise en avant dès le début de la campagne présidentielle, en masquant les véritables problèmes. Et ce ne sont pas les annonces ministérielles, prudentes, mais pétries de contradictions, qui peuvent contribuer à éclaircir le débat.
Dans le discours gouvernemental, il y a, volontaire ou non, une forme de tromperie sur la marchandise. Je ne veux pas faire de procès d'intention et je suis volontiers d'accord avec notre ministre pour dire que la carte scolaire aujourd'hui n'assure pas partout la mixité sociale des établissements, ce que nombre de familles, d'élèves et d'enseignants vivent douloureusement ; il n'est nul besoin d'être spécialiste d'histoire de l'éducation pour rappeler qu'au départ la carte scolaire était un instrument de régulation des flux avant d'être un outil de mixité.
D'où vient le problème ? Certes du "contournement de la carte scolaire" par les familles les plus aisées, mais d'abord des inégalités territoriales accrues qui gangrènent notre tissu urbain et des inégalités d'offre d'éducation qui recoupent ces fractures territoriales, voire les amplifient.
Prétendre améliorer la situation en développant la concurrence entre les établissements et les familles sans traiter les causes véritables n'est qu'un miroir aux alouettes ou, pis, ne peut avoir comme conséquence qu'une accentuation de la ghettoïsation de certains établissements.
Qui peut ignorer combien certaines familles continueront à voir leurs enfants assignés à résidence par la géographie urbaine, par les problèmes sociaux, par la fracture culturelle, tandis que celles qui aujourd'hui ont les moyens de contourner le système seront encore plus légitimées à le faire ?
Qui ne voit que les établissements les plus demandés seront poussés à avoir des politiques scolaires de prestige pour attirer la clientèle qui les intéresse au détriment des autres ? Le résultat ? Non pas des familles qui auront le libre choix de leur établissement, mais, d'un côté, des établissements qui pourront choisir leurs élèves parmi ceux-là mêmes qui auront choisi ces établissements, de l'autre des établissements et des élèves qui n'auront ni les uns ni les autres le choix. Avec - et c'est l'enjeu essentiel - des conséquences évidentes sur la capacité du système éducatif à assurer la réussite de tous.
En fait, d'assouplissement en suppression, on nous propose une démarche très idéologique, véhiculant l'idée que l'organisation du système scolaire doit se fonder sur la libre concurrence. Bref, quoi qu'en dise le ministre, un marché libéral de l'éducation, avec simplement une régulation que les établissements devraient assurer pour éviter les dérives brutales, une sorte de service minimum social garanti plutôt qu'un service public ayant la responsabilité d'assurer partout l'effectivité du droit à l'éducation et à la qualification. Le problème de la carte scolaire ne se pose pas partout dans les mêmes termes, pour des raisons géographiques, sociologiques, économiques.
Il faut voir ensuite qu'il n'y aura pas de vraie solution sans un traitement volontariste et pérenne de la question des inégalités territoriales, notamment urbaines. Il n'y aura pas plus de solution efficace si la question des inégalités scolaires n'est pas traitée avec autant de volontarisme : la question n'est pas tant de permettre aux "meilleurs" d'avoir le choix de leur école, de leur collège ou de leur lycée, mais de faire en sorte que chaque établissement soit en mesure de proposer à ses élèves une offre d'éducation valorisante et de faire en sorte que chacun s'y sente en capacité de réussir aussi bien qu'ailleurs.
Cela renvoie à toute la question de l'éducation prioritaire, à la nécessité de compenser les handicaps de certaines zones et aux moyens mis en oeuvre pour, par exemple, proposer un large éventail d'options dans tous les établissements. Et, dans cette perspective, on ne peut s'interdire de regarder au cas par cas, au plus près du terrain, si le découpage des secteurs, ou l'implantation, ou la taille des établissements sont pertinents et ne contribuent pas à créer ou accentuer des injustices et des inégalités. Tout comme il faut s'interroger sur le rôle que joue l'enseignement privé dans ces phénomènes.
N'oublions pas ce qui est l'essentiel : l'obligation impérieuse pour notre service public d'assurer effectivement la réussite de tous.
Suite et fin demain.