Je n'en espérais pas tant mais j'en désespère autant.
Les caméras de surveillance font l'objet d'un débat ouvert par le rapport annuel de la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés) et c'est tant mieux. Mais l'intention de Nicolas Sarkozy de vouloir amplifier le développement de la vidéosurveillance est inquiétante.
Progrès ou danger ? C'est la vraie question.
Présentant la panoplie à déployer comme un moyen efficace de lutte contre le terrorisme, le président fait entériner l'idée que c'est là l'outil ultime pour être protégé. Il pense sans doute que les esprits sont prêts à admettre son initiative habilement inscrite dans le registre subjectif de la sécurité.
Le grand public, bien conditionné à la miniaturisation et à la gadgétisation de la technologie, par exemple les téléphones portables ou les caméras vidéo familiales, assimile ces pratiques à des avancées de confort sans danger.
Il est vrai aussi que la télévision fascine des millions de téléspectateurs en programmant des jeux de téléréalité d'allure anodine où les participants sont filmés en permanence. Ce qui a pour "vertu" première de dédramatiser l'utilisation de caméras dans la vie courante, exactement comme dans les magasins, les banques ou autres lieux sensibles.
Or, la vidéosurveillance policière n'a rien à voir avec ce simulacre télévisuel. Filmer des personnes identifiées à l'écran ne peut pas être comparé avec des objectifs pointés sur des corps d'individus anonymes dans les rues.
Je ne dis pas que la surveillance n'a aucune utilité. Je critique son extension tous azimuts, y compris et surtout là où la présence humaine serait plus efficace.
Derrière cette déshumanisation de l'acte de surveillance se profile une société de contrôle qui a déjà semé ses graines dans divers replis de notre vie. Fichiers de toutes sortes, badges, portails électroniques, empreintes génétiques, traçages des appels téléphoniques et des connexions Internet, contrôles d'identité intempestifs, fouilles au corps a priori, caméras routières, et j'en passe, sont entrés dans les mœurs.
Il s'agit bien désormais de quadriller de manière plus large les espaces publics, les déplacements et les comportements des individus. Cette surveillance, mise en avant sous prétexte d'arme idéale, n'a qu'une portée limitée en terme d'action contre la délinquance ou le terrorisme car elle n'est pas préventive et empêche souvent des interventions en amont. Elle n'ouvre, au mieux, que des possibilités de recherche a posteriori.
Les attentats commis au Royaume Uni, champion mondial de la vidéosurveillance, illustrent bien le côté assez vain de la démarche.
Si l'on n'y prend garde, la mode des caméras de surveillance risque de virer à l'hystérie. Sans parler de toutes les conséquences qu'un usage inconsidéré pourrait avoir à l'encontre du respect de la vie privée.
Faut-il rappeler les propos de Benjamin Franklin : "Qui choisit de sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité n'est, au bout du compte, ni libre ni sécurisé".
"Des caméras peu efficaces pour prévenir la délinquance"
Ci-après une interview réalisée par Jacky Durand, parue dans Libération du 10 juillet 2007. Maître de conférence à l’université Louis-Pasteur de Strasbourg, Eric Heilmann a analysé avec Marie-Noëlle Mornet les travaux des chercheurs britanniques sur l’impact de la vidéosurveillance (Etude publiée par l’Inhes). Il revient sur les annonces de Nicolas Sarkozy en matière de déploiement de caméras et sur les préoccupations de la Commission nationale de l’informatique et des libertés.
Partagez-vous l’avis de Nicolas Sarkozy, "impressionné" par la police britannique et ses caméras ?
Je suis étonné qu’il soit aussi peu informé des travaux des chercheurs britanniques qui étudient depuis quinze ans l’efficacité de la vidéosurveillance dans leur pays. Ils concluent tous que les caméras ont apporté rarement la preuve de leur efficacité dans la prévention de la délinquance. Quant à la résolution d’enquêtes, la vidéosurveillance peut accélérer l’obtention de résultats à condition d’être précédée d’un travail de renseignements.
Les caméras ne servent à rien si l’on ne sait pas ce que l’on cherche. Prenez les attentats de Londres, en juillet 2005, c’est parce que la police britannique avait été informée de l’identité potentielle des suspects qu’elle a pu ensuite les reconnaître sur des images. Cela a été possible parce que des centaines d’enquêteurs ont été mobilisés pour visionner 15.000 vidéos. Penser que l’on pourrait mobiliser de telles ressources humaines pour des actes criminels de moindre ampleur serait se moquer du monde.
Les caméras ont tout de même des répercussions ?
La vidéosurveillance peut provoquer un déplacement de la délinquance et un changement des modes opératoires des auteurs d’infraction. Les vols de voitures ont lieu en périphérie après l’installation de caméras au centre-ville. Les cambriolages surviennent la nuit au lieu de la journée. Quand la vidéosurveillance donne quelques résultats, elle est accompagnée d’autres moyens de prévention comme l’amélioration de l’éclairage et la limitation du nombre d’accès dans un parking. Dans aucun cas, la vidéosurveillance n’est une mesure à tout faire.
Partagez-vous les craintes de la Cnil sur l’avènement d’"une société de surveillance" ?
Oui, on assiste à une banalisation à l’égard de cette quincaillerie sécuritaire (caméras, badges.) qui connaît un développement incroyable sans que cela suscite de réactions d’ampleur dans l’opinion publique. J’y vois deux raisons majeures.
Premièrement, il y a une sorte d’enchantement technologique qui peut donner l’illusion que les machines font mieux que l’homme.
Deuxièmement, il y a l’émergence d’une autre conception de la vie privée, liée au développement de la téléréalité. Ces émissions, où les gens se font filmer sous toutes les coutures, développent une esthétique sécuritaire. Ça ne choque plus grand monde de se livrer au regard des autres. Les frontières entre espaces public et privé ne sont plus les mêmes qu’il y a trente ans quand la loi informatique et libertés a été adoptée.
A l’époque, on redoutait "Big Brother". Aujourd’hui avec le développement des réseaux informatiques, des caméras sur Internet, chacun peut se livrer, se dévoiler.